Les valeurs économiques ne sont pas les seules à contribuer à la construction du monde. Le rôle des valeurs humaines, morales, spirituelles est fondamental. Or, celles qui priment aujourd’hui opposent plus qu’elles ne réunissent.

Les valeurs économiques ne sont pas les seules à contribuer à la construction du monde. Le rôle des valeurs humaines, morales, spirituelles est fondamental. Or, celles qui priment aujourd’hui opposent plus qu’elles ne réunissent. Les composantes majeures du développement économique et social sont la compétition et la concurrence, valeurs justifiées dans le cadre de l’évolution darwinienne et de la lutte pour la vie, mais insuffisantes pour construire la prochaine étape de l’évolution de l’humanité.

Pendant des millénaires, les hommes ont assuré leur survie grâce à la domestication de l’énergie solaire par l’agriculture. Cette étape de l’évolution des sociétés a favorisé des valeurs de nature symbiotique : complémentarité, équilibre, utilisation ménagée des ressources. La période de conquête économique et industrielle des derniers siècles, résultant de l’exploitation accélérée des combustibles fossiles, privilégie des valeurs masculines : compétition, conquête, domination, croissance. La transition que connaît désormais l’humanité -phase d’aménagement post-industrielle ou bio-écologique, société d’information et de communication, va nécessiter le retour à des valeurs féminines comme la solidarité, la complémentarité, l’équilibre, des valeurs analogues à celles qui prévalaient dans la période de survie de l’humanité. Il serait quelque peu réducteur d’opposer systématiquement les valeurs masculines aux valeurs féminines, mais il est intéressant de se placer dans le contexte de leur complémentarité.
Depuis l’aube de l’humanité, le comportement masculin s’est révélé dans la chasse, la guerre, la conquête ou la défense des territoires. Le comportement de la femme, dans l’aménagement et le ‘management’ du foyer, la transmission de la vie et des connaissances. Aujourd’hui, la crise de l’environnement, les dangereux pouvoirs de la biologie, les défis de l’éducation, font apparaître au premier plan l’influence de valeurs féminines dans le débat sur les grands enjeux de société. Cette montée des valeurs ne concerne pas le seul ‘féminisme’ ou l’accession des femmes aux postes de responsabilité dans l’industrie et la politique, nécessaire rééquilibrage des pouvoirs, mais plutôt une nouvelle manière de voir le monde et d’agir sur lui, fondée sur la coopération plutôt que sur la compétition. Cette vision est désormais partagée par un nombre croissant d’hommes.

Les hommes construisent leur domination sur la force, la raison, le pouvoir. Les femmes font plus volontiers appel à l’intuition, à la persuasion, à l’influence. La logique des uns s’oppose aux sentiments, à l’émotion, à la sensibilité des autres. Certes, les comportements ne sont jamais aussi tranchés, le dosage étant plus subtil. Mais les grandes caractéristiques des comportements subsistent, et se vérifient dans l’action. Les valeurs masculines sont privilégiées dans un univers technique de concurrence et de conquête, modèle typique des sociétés industrielles de croissance. Mais la transition vers la société symbiotique fait appel à des concepts biologiques, écologiques, de communication, de transversalité et de réseaux ; elle fait découvrir la nécessité de nouvelles valeurs féminines. L’influence, croissante à l’échelle mondiale, de la réflexion et du rôle des femmes dans les grands enjeux du monde de demain en est la preuve (en matière de biologie, d’environnement, d’éducation, de santé). Des commissions de bioéthique aux mouvements écologistes, des groupements de consommateurs aux associations de parents d’élèves, de l’assistance aux personnes âgées, aux mouvements pacifistes, l’action des femmes ouvre des voies alternatives vers des modèles symbiotiques d’organisation sociétale. Solidarité, complémentarité, respect de la variété, action en réseau, réflexion à long terme, frugalité représentent des comportements ou des modes d’action souvent privilégiés par celles-ci. Ces valeurs et qualités sont également requises pour mettre en place et faire fonctionner les mécanismes de symbiose entre l’homme et les organisations dans lesquelles il travaille, entre l’homme et les sociétés au sein desquelles il vit. La frugalité, par exemple, est une des qualités essentielles pour construire l’avenir dans un monde de surabondance et de dénuement. De même que la diététique alimentaire aide à équilibrer sa vie, les sociétés industrialisées doivent inventer une diététique de l’information (pour éviter l’infopollution) et une diététique de l’énergie (pour réduire le gaspillage). La frugalité n’est pas la privation : c’est un choix raisonné de style de vie, qui débouche sur une solidarité planétaire.

L’émergence de ces nouvelles valeurs – que je qualifie, en simplifiant, de féminines – me paraît désormais indispensable pour faire progresser le monde vers plus de solidarité, de justice, d’équilibre et de paix. Elles représentent un autre regard sur la nature et la société, d’autres manières d’agir, d’exercer un contrôle ou de transmettre les connaissances propres aux comportements, aux modes de réflexion et d’action des femmes. J’irai même jusqu’à dire que ces valeurs vont devenir indispensables pour construire la société de demain et préserver l’avenir de la planète.

L’intégration des valeurs féminines dans un monde de pouvoirs et de conflits créé par les hommes peut en effet contribuer à renouveler radicalement l’imagination politique. Les valeurs féminines peuvent aider à dégager le leadership politique de la concentration de puissance ou de richesse sur lesquelles il fonde généralement sa légitimité, à affranchir le pouvoir politique de l’utilisation de la violence en tant que manifestation de son autorité ; à le séparer du contrôle de moyens destructeurs, technologiques ou militaires. Les valeurs féminines susceptibles de s’exprimer dans des réseaux, peuvent contribuer à rééquilibrer les actions de gouvernement, les décisions centralisées et les structures bureaucratiques. Elles apportent une nouvelle logique et une nouvelle culture pour préparer l’avenir.

Joël de Rosnay