Initiative citoyenne
Un lundi matin à la boulangerie d’Anne et Arnaud Romaire, rue Saint-Charles à Saint-Dié-des-Vosges. Une cliente : ‘Un pain et une dizaine de beignets, s’il vous plaît.’
Derrière la caisse, Anne Romaire demande : ‘Vous payez comment ?’ La question paraît saugrenue. Pas tant que cela. Dans le pays déodatien, vous avez le choix : régler vos achats avec des euros ou avec des déodats, la monnaie locale en vigueur depuis le 24 septembre 2011. En vitrine, un panneau l’atteste : ‘Ici, on accepte le déodat.’ Comme à l’Hôtel du Globe, la boucherie-rôtisserie de la cathédrale, la Biocoop, ou encore au restaurant Le Jardin de Merlin ou au kebab.
La boulangerie Romaire a été la première à y souscrire. Aujourd’hui, vingt-cinq commerçants, artisans ou autres professions ont suivi le mouvement. Résultat, dans les communes de Saint-Dié, Gérardmer, Raon-l’Etape, Senones et Moyenmoutier, une baguette, la facture d’une réparation de chaudière, une consultation médicale… tout règlement peut s’acquitter, entièrement ou en partie, en billets de 1, 5, et 10 déodats. Et si le compte ne tombe pas juste, c’est en euros que l’on vous rendra la monnaie. Le calcul est facile, un déodat ayant la même valeur qu’un euro.
Alors, quelle est l’utilité de cette devise parallèle ? Supplanter l’euro dont on vient de fêter le 10e anniversaire ? ‘Sûrement pas’, répond Eric Goujot, coprésident de REDD (Réseau échange déodat), l’association qui pilote cette monnaie locale.
Préférant le terme de monnaie complémentaire, il explique : ‘Le premier objectif est de redynamiser l’économie locale et d’instaurer un autre système sans spéculation ni thésaurisation, capable de financer des actions d’économie sociale et solidaire.’
Imprimée sous la forme de bons d’échange, tels que peuvent en distribuer de nombreuses enseignes en guise de cadeau ou de réduction, la pratique est tout à fait légale. A Saint-Dié, 20 000 ‘billets’ ont ainsi été imprimés. Total de la valeur : 100 000 déodats. Soit 100 00 euros.
L’argent étant fait pour circuler et dynamiser l’économie, les premiers billets émis sont valables jusqu’au 30 avril et ne peuvent être prolongés qu’à trois reprises pour une durée totale de dix-huit mois. Au terme de ce délai, ils seront taxés à 2 % de leur valeur, permettant de financer des services culturels, sociaux et pédagogiques.
‘Ce n’est ni un gadget pour écolos ni une utopie pour marginaux et rêveurs’, poursuit Eric Goujot. La petite quarantaine, longtemps ingénieur dans l’industrie automobile, et investi depuis plus de dix ans dans le développement durable et la responsabilité sociale des entreprises, cet homme n’a vraiment rien d’un rêveur. Pas plus que Francis Michel et Xavier Tible, cofondateurs avec lui du déodat. Le premier est bioélectricien, c’est-à-dire qu’il conçoit des installations électriques pour éviter les ondes électromagnétiques. Le second a quitté, il y a peu, la banque du Crédit lyonnais où il était chargé de vendre aux grands comptes de la région des investissements socialement responsables.
Il s’agit aussi, poursuit Eric Goujot, ‘d’expliquer aux citoyens, qui ne comprennent pas pourquoi on en est arrivés à cette crise européenne et mondiale, le mécanisme monétaire et de démontrer que nous avons une capacité d’agir, de reprendre la main et de mettre en place des dispositifs afin que la monnaie joue un rôle social et économique distributif’.
Une façon de réinventer l’argent, en quelque sorte. ‘C’est encore une réponse concrète au développement durable et à la réduction de l’empreinte écologique’, continue Eric Goujot. Entendez par là que, plus on consomme local, plus on parvient à réduire la facture énergétique.
Ces raisons emportent de plus en plus l’adhésion, et les profils des utilisateurs se diversifient bien au-delà du seul cercle des militants écologistes.
Marie Houzelot-Collignon, gérante de la coopérative La Ciboulette, le constate chaque jour davantage à travers ses clients. Pourra-t-elle bientôt régler en déodats ses fournisseurs-producteurs ? L’avenir le dira.
A quelques kilomètres de Saint-Dié, parmi les clients de l’auberge de la Cholotte, sur la commune des Rouges-Eaux, certains n’ont pas encore adopté les billets vert et bleu déodatiens. ‘Mais la proportion augmente, commente son propriétaire, Patrick Colin. Quand nous leur expliquons qu’avec cette monnaie locale nous achetons 90 % de nos produits, des produits locaux que nous allons chercher à moins de 30 kilomètres, cela leur plaît. Le choix est sans doute moins grand, mais ce n’est pas plus cher.’
Au menu de la Cholotte, donc, une cuisine vosgienne : jambon au foin, tarte au géromé, myrtilles de jardin… ‘Dans une ville comme Saint-Dié qui a perdu plus de 10 000 habitants, et
dans une région où dans la campagne, à 6 kilomètres alentour, il n’y a plus ni boulangerie ni café, les gens apprécient notre initiative de faire revivre leur territoire’, renchérit ce restaurateur reconverti dans le développement local, après avoir dirigé pendant plus de trente ans une entreprise de chauffage.
Chaque vendredi sont organisées dans son établissement les Rencontres de la dynamique attitude, des soirées musicales inaugurées par une présentation du déodat. Sur la poutre centrale de la salle de restaurant, une devise : ‘Le bonheur n’est réel que s’il est partagé.’ Un slogan culinaire autant que politique pour cette ancienne ferme datant du XIXe siècle, transformée en auberge en 1986, et qui avait reçu François Mitterrand en 1993.
Elle fait aussi office de comptoir d’échange. Comme le bureau d’études thermiques, Terranergie, où Bernadette Lutz est venue changer un chèque de 300 euros et 100 euros en liquide contre 400 déodats. ‘Pour un monde plus fraternel’, précise-t-elle. Par ailleurs, les déodats en circulation ont leur contrepartie en dépôt équivalent en euros, déposé à la NEF (Société coopérative de finances solidaires), banque gérée par le Crédit coopératif. Un fonds de garantie nécessaire en cas de demande de remboursement. Une situation bien improbable, si l’on en croit le boom des monnaies locales.
Mélina Gazsi
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